Sélectionnée à la Settimana Internazionale della Critica , semaine de la critique de la 79ème édition du Festival International de Venise, Yasmine Benkiran entre dans la cours des grands avec un premier long féministe et engagé. Un road movie courageux qu’elle s’apprête à faire découvrir au monde à la fin de cette semaine à la Mostra de Venise. Rencontre avec une cinéaste au supplément d’être.
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Comment est né « Queens »? Comment est née l’idée du film ?
Au tout début de l’écriture il y avait l’image prégnante de femmes au volant d’un camion et le désir de faire un film qui propose d’autres représentations de femmes marocaines et qui prenne ses distances avec le réel. J’ai grandi à Rabat avec l’impression d’avoir eu comme choix des films d’aventure où les Américains sauvaient le monde ou des drame sociaux où les Arabes avaient des problèmes. Comme si parce que nous étions marocain.e.s, nous n’avions pas le droit au romanesque, à la science-fiction, à l’aventure, au fantastique : à la fiction avec un grand F. Faire REINES, c’était réaliser le film qui m’avait manqué.
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Comment passe-t-on de l’écriture à la réalisation ? Est-ce un choix difficile ou naturel?
« J’avais déjà réalisé un court-métrage mais c’est avec REINES que je suis véritablement devenue réalisatrice »
Au tout début, je n’étais pas partie pour réaliser REINES. Je suis rentrée avec ce projet à l’atelier scénario de la FÉMIS dans l’idée d’en écrire le scénario, pas forcément de réaliser. Au Maroc et en France, les réalisateurs écrivent souvent les films qu’ils réalisent, mais aux Etats-Unis par exemple, ce n’est pas le cas du tout. Scénariste et réalisateur sont deux métiers très différents. J’aime l’idée d’écrire pour d’autres ou avec d’autres, je pense que toutes les collaborations sont fructueuses si on trouve la bonne ou le bon partenaire.Avec REINES, ce fut différent. Le film m’a prise au piège. Je mettais tellement de choses personnelles dans le scénario que le réaliser devenait un nécessité. J’avais déjà réalisé un court-métrage mais c’est avec REINES que je suis véritablement devenue réalisatrice.
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Est-ce que vos films changent beaucoup entre l’écriture et le tournage ?
Je fais partie de la catégorie de réalisateurs qui préparent beaucoup et laissent peu de place à l’improvisation. Le tournage est un rouleau compresseur où il faut s’adapter en permanence, surtout quand on n’a que 5 semaines de tournages. Pour moi, ce n’est que si on sait exactement quelles sont les intentions d’une scène et qu’on a tout longuement réfléchi et préparé qu’on peut prendre vite les bonnes décisions en cas d’imprévu. Alors, dès l’écriture, j’essaie d’être la plus précise et la plus visuelle possible. Je répète beaucoup avec les comédiennes, on découpe tout le film avec le chef-opérateur, certaines parties sont storyboardées. Il y a très peu d’improvisation sur le plateau.
Ceci étant dit, tant que le film est au stade du scénario, ça n’est pas un film, c’est le rêve d’un film. Un fantasme. Puis arrive la confrontation au réel : les repérages, les comédien·nes, la météo, les budget serrés, le manque de temps. Entre le rêve et sa matérialisation, il y a beaucoup de compromis et de renoncements. Ça peut être brutal. Mais il y a aussi des surprises réjouissantes. Ce que l’équipe et les comédien·nes apportent, chacun·e avec sa sensibilité, qui ouvre des perspectives et emmène parfois le film plus loin que ce qu’on avait imaginé. Donc oui, entre l’écriture et le tournage, REINES a changé. Plus que ce que j’aurais imaginé.
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Quel est votre rapport au montage ? Êtes-vous présente ou laissez-vous libre cours au monteur?
Je suis là tout le temps, ou presque. Après, sur REINES, c’est particulier. J’ai travaillé avec plusieurs monteuses et monteurs et les circonstances ont fait qu’on n’avait pas eu le temps de se rencontrer en amont du tournage et de discuter en profondeur de mes intentions. Comme on le dit souvent, le montage, c’est une écriture du film. Et pour laisser de la liberté à sa coautrice ou son coauteur, il faut bien se connaître et faire confiance. Une relation de confiance, ça se construit, dans les deux sens. Je pense que si (et je l’espère), je dois retravailler avec les monteuses du film, je leur laisserai d’avantage de liberté car on a appris à se connaître, elle savent ce que j’aime et je connais maintenant leur sensibilité et leur manière de travailler.
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Comment dirigez-vous vos acteurs ?
Pour REINES, ça a commencé très en amont du tournage où nous avons beaucoup répété avec les trois comédiennes principales. Pendant ce moment privilégié, on passe tout le film en revue, on cherche les scènes, on apprend à travailler ensemble. De mon côté, j’essaie de cerner les personnalités de chacune, de voir comment elles réagissent aux directions que je propose. J’apprends à m’adapter à chaque personne pour obtenir ce que je souhaite. Diriger des comédien·nes, c’est travailler une matière humaine : chaque comédien est différent et donc se dirige différemment. Il y néanmoins une constante, une chose que j’ai apprise après mon court-métrage et à laquelle j’essaie de me tenir : c’est de toujours faire en sorte que les comédien·nes se sentent en confiance pour qu’iels puissent être complètement libres dans ce qu’iels proposes proposent. J’essaie de créer une bulle où les comédien·nes puissent se mettre à nu.
Sur le plateau, je suis très présente et je n’hésite pas à parler pendant les prises. Ça peut être agaçant pour les comédien.es mais je pense qu’en les sortant de leur zone de confort on obtient des choses intéressantes. Par exemple : nous sommes dans les dunes de sables, sur une scène difficile, avec beaucoup d’émotion. La lumière est superbe mais un énorme nuage arrive. Il faut réussir la scène vite. Ça tourne, je trouve que ce que propose Nisrine Erradi manque d’urgence, de nerf. Je parle pendant la prise, beaucoup, je lui donne des directions. Je sens que ça la déstabilise mais je continue. Ça finit par l’agacer, elle s’énerve. Quand je coupe, elle est tellement énervée qu’elle me hurle presque dessus et on explose de rire : c’était cette énergie dont j’avais besoin. On avait trouvé la bonne émotion, la scène était réussie. On ne peut pas faire ça avec tout le monde. Il faut le sentir, il faut que la confiance soit totalement installée.
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Était-ce une évidence pour vous de faire un film de femmes pour un 1er film ?
Oui, c’était une évidence. Ma mère est féministe et j’ai été sensibilisée très tôt aux questions des droits de la femme. Mes parents se sont séparés quand j’avais moins de dix ans. A l’époque le divorce n’existe pas : légalement, ma mère a donc été répudiée. Le mot est violent. Je me souviens qu’elle m’a expliqué longuement que ça ne correspondait pas à la réalité, que la Moudawana (code du statut personnel) n’était pas adaptée et qu’il fallait se battre pour la changer, se battre pour nos droits. Ça a beaucoup résonné en moi : dès le collège, je regardais le monde avec une lecture féministe. Après le bac, je me suis intéressée à la représentations des femmes dans la fiction. Quand j’ai commencé à écrire REINES, une des ambitions assumées du projet était de proposer d’autres représentations de femmes marocaines au cinéma.
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Comment avez-vous choisi vos actrices ?
Pour le personnage d’Inès, ça a été très vite. J’avais en tête les grands yeux tristes d’Ana Torrent dans CRIA CUERVOS et L’ESPRIT DE LA RUCHE. J’ai montré une photo au directeur de casting. La deuxième vidéo qu’il m’a fait parvenir était celle de Rayhan, une petite fille de 10 ans qui avait répondu à une annonce sur Facebook. Rayhan avait dans le regard la profondeur que je cherchais. J’ai immédiatement été séduite. Je savais qu’Inès, c’était elle, et ne je ne me suis pas trompée. Mais entre le moment où j’ai rencontré Rayhan et le moment où nous avons a tourné, deux ans sont passés… J’ai donc légèrement réécrit le personnage d’Inès pour qu’il grandisse avec son interprète.
Pour le personnage d’Asma, je cherchais un physique androgyne, et gracile : j’aimais le contraste d’une petite silhouette au volant d’un véhicule massif. Le personnage d’Asma est mutique, je cherchais donc une présence forte. J’ai vu beaucoup de comédiennes avant de rencontrer Nisrine Benchara. Lorsqu’elle a commencé son casting, ça a été une évidence. Elle pouvait à la fois être dure et extrêmement fragile. Elle tenait l’image avec intensité. C’était exactement ce que je voulais.
Pour Zineb, le travail de casting a été plus long. La rencontre avec Nisrin Erradi s’est faite sur un malentendu. Nisrin est d’abord arrivée pour le rôle d’Asma. Ce n’était évidemment pas pour elle. Mais elle avait une impertinence dans le regard qui me plaisait beaucoup. J’ai senti un immense potentiel. Je lui ai proposé d’essayer le rôle de Zineb. On a beaucoup discuté et travaillé. Je lui ai fait regarder VOL AU DESSUS D’UN NID DE COUCOU pour le personnage de Mc Murphy interprété par Jack Nicholson : imprévisible, toujours sur le fil, prêt à exploser à chaque instant. Nisrin a très vite compris le personnage de Zineb. Je crois qu’au fond, elle lui ressemble un peu. Et l’interprétation qu’elle a proposé allait au-delà de mes attentes. C’était un vrai défi : Zineb est le personnage qui insuffle au film son énergie et celui qui donne au scènes leur tempo. Contrairement à Rayhan et Nisrine Benchara, Nisrin Erradi a une grande expérience de plateau. Nisrin a un vrai sens du rythme et une palette de jeu très large. Sur le plateau, elle a été d’une très grande générosité. J’ai beaucoup de chance d’avoir pu travailler avec elle.
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Que représente pour vous cette sélection à Venise ?
La Mostra internationale du cinéma de Venise est le plus vieux festival de cinéma du Monde. Je suis très heureuse et de cette sélection où REINES va faire sa première mondiale. C’est une sorte de reconnaissance et j’en suis ravie. Mais le vrai défi reste de faire venir les spectateurs dans les salles.REINES est un film qui veut allier ambition artistique et ouverture au public. Ce n’est pas antinomique. En parlant de sa ligne éditoriale, la déléguée générale de la Settimana Internazionale della Critica où est sélectionné REINES à la Mostra Venise a évoqué des films « pensés pour un public large » qui « menaient vers une possible renaissance » et qui « réécrivaient la réalité ». Je m’y reconnais pleinement