La jeune artiste-peintre nous invite chez elle pour une belle immersion dans son atelier casablancais. Entre sa petite maison intimiste du quartier CIL, lieu d’empreinte de ses grands-parents, Feus Abdellah Chaqroun et Amina Rachid, et son laboratoire-bureau, tout semble tourner bien rond. Une pause picturale arborée d’une pose mode pas comme les autres, à l’ombre des migrations estivales où gravite la sphère des « very important personnalities », avec une jeune figure féminine multivers, au parcours 360°.
Comment une licence en droit à l’université d’ASSAS, un diplôme en Finance à Paris, des jobs en marketing de luxe dont un poste prestigieux au sein de la maison Dior peuvent au bout du chemin, mener à se réaliser dans l’Art ? On ne sait pas, on n’en sait rien, l’artiste non, plus d’ailleurs ! Aérienne et pointue, extravertie et secrète, raffinée et bohème, fille d’un très célèbre Collectionneur d’Art et d’une Business woman qui fut Patron des Patrons du Maroc et petite-fille de grands noms de la scène artistique du cinéma marocain, Ines-Noor Chaqroun glisse dans la peinture comme elle glisse son pinceau dans ses univers parallèles, telle une symphonie parfaite. Une audacieuse palette colorée de formes arrondies et douces de bout en bout, voilà ce qui nous interpelle à première vue, en contemplant tantôt les toiles grand format, tantôt le corps menu de l’artiste. Se concentrer sur sa première collection baptisée Inès-Noor Chaqroun, c’est voir, si possible à l’oeil nu pour certains, des cercles, des courbes, et encore des boucles en boucle … Au prisme de l’abstrait. Elle dessine la vie et peint la mort, lui donne de la couleur, la fait naitre et renaitre dans un exercice créatif affolant, dans une infinie dualité. Oui Inès surfe sur le mystère de la création et la courbure de l’espace, d’où elle extrait ses figures énigmatiques. N’est-ce pas que la vie ne finit jamais, c’est un cycle qui renait et se reproduit à l’infini. La vie continue, on ne meurt jamais, la renaissance est extensive au-delà de la mort, ce que semble nous dire Ines, rappeler tout simplement l’expression bipolaire de l’existence et ses absolues vérités.
- Comment l’art est venu à vous ?
Très jeune je suivais des cours de peinture à l’huile, comme plusieurs autres enfants de mon âge, à titre récréatif. Mais cela n’a duré qu’un temps. Puis, pendant mes années universitaires, l’art est devenu pour moi un outil d’évasion et de culture. Dans mes moments de doute, je sillonnais les musées et galeries des villes où j’ai eu la chance de vivre afin, parfois, d’échapper à une certaine réalité et me concentrer sur celle de l’artiste, de l’œuvre face à moi. Ce n’est qu’une fois mes diplômes universitaires obtenus, au moment où j’ai eu besoin de crier ma liberté que j’ai ressenti cette nécessité viscérale de peindre. Peindre pour moi, pour me libérer, mais aussi pour les autres, pour les enchanter. C’est là que j’ai décidé de m’exprimer professionnellement à travers le plus sain des canaux : l’Art.
- Quel est le message de votre art ?
Tout d’abord il me semble important de noter qu’à travers mon art, je vise à extérioriser et partager des émotions. A la fois car la toile est mon support de transmission, d’expression et d’extériorisation, et aussi car mon but premier à travers la peinture est, de faire ressentir quelque chose au spectateur de mon oeuvre. Le « message de mon art » est dans une première mesure : la liberté. Je tente, à travers mes toiles, de partager ma vision de celle-ci, qui, selon moi, passe d’une part, par le détachement et la libération sociale et d’autre part, par l’acception de la mort et de la vie, intimement liées.
- Votre toute première exposition est un hommage à votre défunt grand-père, quelle ont été vos liens ?
Je ne dirais pas que ma première exposition au Maroc est un hommage à mon grand-père, feu Abdellah Chakroun, mais elle a été exposée en son hommage. Ma première exposition INES-NOOR CHAQROUN, à la Galerie 38 de Casablanca est « Mon histoire », celle de mon état embryonnaire à mon éclosion artistique. Mon grand père, Abdallah Chakroun, grand homme de lettres, de culture, de théâtre et de télévision, était surtout mon Papy Poisson qui nous emmenait au Zoo de Rabat étant enfant, m’écoutait raconter la vie sous l’oeil naif de petite fille ; il savait si bien se mettre à mon niveau, égal à égal sans jamais me dépasser d’un iota. Papy était principalement mon confident car il m’acceptait sans jamais me juger. C’était un homme qui analysait la vie de ses propres yeux mais la transmettait à travers le regard de chacun, comme le ferait un artiste à travers ses œuvres, offertes à la vue de tous mais appréhendées par chacun au reflet de sa propre histoire.
Il était comme un deuxième papa, enfin un peu moins qu’un père et un peu plus qu’un grand-père
- Toute cette créativité artistique semble inévitable chez vous ? L’on ressent des émotions de mode entre autre ?
Oui, je suis apparement une personne créative et ce depuis ma plus tendre enfance. Tant avec mon imagination que manuellement. Pour tout vous dire, j’ai toujours aimé me raconter des histoires pour m’évader, entre amis imaginaires et rêves éveillés. Et utiliser mes mains pour partager ma vraie histoire. Mais c’est au fur et à mesure de mes études universitaires que je me suis rendue compte que je m’acharnais à consacrer tous mes travaux de recherche, mes stages et même ma thèse de fin d’études au monde de la création. Mais je me trompais de chemin, car, ce faisant, je m’étais inscrite dans des codes et des schémas qui m’ont empêché d’explorer en profondeur ma fibre artistique. J’ai eu le privilège d’atterrir en tant que chef de produit prêt-à-porter femme au coeur de la prestigieuse Maison Christian Dior à Paris. Il faut donc croire que c’est naturellement que mon passage dans le monde de la mode se reflète inconsciemment sur mes toiles, parfois.
- Pourquoi cette omniprésence de la couleur dans vos toiles ?
Tout simplement parce que peindre un message triste avec des couleurs tristes c’est comme appuyer consciemment sur ce que l’on sait déjà. Pour moi c’est impudique, c’est facile. Alors que tout peut se conjuguer, la rigidité des chaînes avec les douceurs ailes, les couleurs vives avec les natures mortes , la mort avec la vie. Rien n’est obligatoire! Et l’Art en est pour moi le meilleur chemin.
- On pourrait dire que cette maison est le berceau de votre histoire avec l’art ?
Elle n’est pas le berceau de mon histoire avec l’art, mais elle y contribue. Cette maison occupe une place centrale dans mon épanouissement artistique. Elle est dans ce une source infinie d’inspiration pour moi, car j’y croise l’âme de mon défunt et regretté grand-père, ainsi que l’énergie atomique de feue, ma fabuleuse grand-mère, Amina Rachid.
- L’art du business et le business de l’art c’est ce qui pourrait résumer les deux mondes de vos parents ?
Ils sont certainement talentueux dans leurs business respectifs mais je suis avant tout admirative de l’œil juste et esthète de ma mère, la culture et la passion innée de collectionneur d’art de mon père…
- La femme, le féminisme, l’environnement, l’art pourrait les mêler naturellement ?
La femme est avant tout un être humain supérieur à mes yeux. Le féminisme est un mouvement de libération qui milite pour plus de justice et d’égalité sociétale. L’environnement et son écosystème nous impliquent au plus haut lieu. La condition comme la nature humaine sont redevables aux équilibres écologiques de notre planète, sans ce, nous n’aurions jamais pu être des humains pleinement nourris et urbanisés. Tout ce qui nous entoure, nous engage au plus haut lieu ; détruire, abimer et dégrader la nature est un crime contre l’Humain, à mon sens. Je m’appelle Ines-Noor Chaqroun et je suis une femme, dont la pratique professionnelle vise la libération personnelle et collective, et qui vit dans un environnement commun, universel. Mon Job ? Artiste. Cette solution aux paramètres inconnues de l’équation vous convient-elle? (Sourire).
- L’art de la mode c’est quoi pour vous ? concrètement au quotidien … et sur votre 31 ?
La mode est une forme d’art, c’est un temple d’ assemblage créatif de formes et de couleurs, de matières sur fond de tendance et d’influence temporelle et spatiale éphémère . Lorsque l’art se veut à la différence une expression d’ame intemporelle et pérenne d’un artiste de son époque. Même si en remontant dans l’histoire de l’art, l’on pourraient considérer que les mouvements ont caractérisé l’univers de certains artistes comme les tendances pour certains designers de mode. A mes yeux la mode est un outil de communion incroyable, c’est un reflet fidèle de son mode de personnalité, de son humeur, un moyen d’expression orale, foncièrement corporel de communcation dans une communauté donnée. la mode n’est jamais une scène superficielle, encore artificielle, c’est un miroir des femmes et des hommes de leur époque.
- Et vous parlerez de l’art de la nourriture ?
Oui… Au premier abord, de façon primaire et comme son nom l’indique, elle nous nourrit. Mais en réalité ce n’est pas sa seule fonction car elle provoque à nos papilles et à nos cerveaux des émotions, nous permettant ainsi de ressentir plaisirs ou déceptions. L’art, à contrario, au premier abord nous pourrions y voir seulement son esthétisme. Mais en réalité il est la forme la plus complète de nourriture de l’esprit, de l’âme et de l’être. L’art est nourricier lorsqu’il est le fruit de l’expression d’un artiste. La nourriture, quant à elle, c’est de l’art lorsqu’elle est la toile d’un véritable artiste.
- Et la vie, l’amour, le mariage, les enfants, la mort ?
La vie, je la vit. L’amour, j’aime et j’ai la chance d’être entourée de tant d’amour. Les enfants… chacune de mes toiles est un nouveau bébé pour moi, le fruit d’une longue période de gestation, souvent d’un accouchement douloureux (tant psychiquement que physiquement) et d’une séparation aussi déchirante que libératoire. La mort, c’est elle qui m’a poussée de manière viscérale vers la peinture. C’est elle aussi qui a nourrit ma première exposition, mais c’est aussi elle qui me ramène sur terre en permanence et ronge une partie de ce qu’elle m’avait aidé à bâtir. C’est toute la complexité, le bonheur et la douleur d’être artiste. Il faut croire que je m’en relève tous les jours différente. Car, depuis ma conception, j’ai rapidement compris que la mort fait intimement partie de ma vie.
- Quand va-t-elle alors naitre votre seconde exposition et en quoi elle serait nécessaire ? l’art est il nécessaire en ce monde d’après-covid ?
Je n’ai aujourd’hui pas de visibilité temporelle pour une seconde exposition. Je suis constamment en phase de production et d’expérimentation. Peut être une gestation encore non déclarée ? Pour ce qui est du monde après Covid, il est, selon moi, redevenu le même qu’avant Covid … L’art est depuis la nuit des temps nécessaire à nos âmes. Il le restera sans aucun doute, à cela près que probablement, du fait du choc traumatique et des lock-down imposés par la pandémie, plus de personnes le réalisent maintenant.
Photos : Kamal Harakat
Production exécutive : Sunchine Creatives