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Cheikhattes

Le réalisateur et l’actrice se livrent avec une complicité inégalée et une alchimie hors du commun, une métamorphose artistique rappelant le duo mythique Bradley Cooper et Lady Gaga dans « A Star is Born ».

Dans une rencontre empreinte de confidences et d’émotion, Nabil Ayouch et Nisrin Erradi ont illuminé le Festival International du Film de Marrakech avec « Everybody Loves Touda ». Ce long-métrage, véritable hommage à l’art ancestral de l’Aïta, porte en lui une fabuleuse histoire entre le réalisateur et l’actrice, née d’une complicité artistique hors du commun, rappelant l’alchimie du duo Bradley Cooper et Lady Gaga dans A Star is Born.

À l’image de l’histoire de transformation racontée dans A Star is Born, où Bradley Cooper a révélé toute l’âme de Lady Gaga en tant qu’actrice, Nabil Ayouch a su, lui aussi, puiser dans les profondeurs de Nisrin Erradi pour sublimer son talent. La jeune actrice, déjà saluée pour ses rôles précédents, s’est métamorphosée sous la direction du réalisateur, devenant l’incarnation parfaite de Touda, une figure emblématique de l’art de l’Aïta.

Pour moi, Nisrin était déjà une actrice exceptionnelle,” confie Nabil Ayouch. “Mais je voulais aller plus loin, explorer l’intensité de son jeu et la douceur cachée de la femme qu’elle est. Cela nous a pris plus d’un an de travail ensemble.”

C’est Maryam Touzani, l’épouse de Nabil Ayouch, qui a perçu en premier l’intensité du jeu de Nisrin Erradi. “Maryam a été frappée par sa profondeur et sa sensibilité lorsqu’elle a dirigé Nisrin dans Adam,” raconte Nabil. Séduit par cette aura, il a décidé de bâtir « Everybody Loves Touda » autour d’elle. Mais ce rôle n’est pas arrivé sans travail. Pendant une année entière et six longs mois, Nabil Ayouch a accompagné Nisrin dans une exploration intime de son art, révélant à la fois sa puissance émotionnelle et sa douceur.

J’ai tout de suite su qu’elle avait quelque chose d’unique. Elle est extraordinaire, une actrice rare,” confie le réalisateur. “Touda, c’est elle, et personne d’autre. Ce personnage ne pouvait exister qu’à travers Nisrin.

Everybody Loves Touda : un hymne à l’art de l’Aïta

Avec ce film, Nabil Ayouch ne se contente pas de raconter une histoire. Il rend hommage à l’Aïta, ce patrimoine musical marocain qu’il souhaite voir réhabilité. Dans « Everybody Loves Touda », le réalisateur et son actrice nous transportent dans un univers où les rythmes ancestraux rencontrent la modernité du cinéma.

Nous avons rencontré Nabil Ayouch et Nisrin Erradi à la Mamounia, QG du Festival par excellence à chaque édition. Et c’était sans aucune hésitation, une interview presque à bâtons rompus sur la majestueuse et centenaire allée des oliviers, une après-midi ensoleillée de décembre, baignée de lumière et de douceur, sous le son feutré du gravier sous nos pas. Une scène presque cinématographique, à l’image de leur collaboration unique.

Touda n’est pas qu’un personnage : elle est une déclaration d’amour à l’art, à la culture, et à la passion qui unit un réalisateur à son actrice. Un duo qui a fait vibrer le FIFM et au-delà.

  • Nabil Ayouch. Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez croisé des Cheikhattes dans la vraie vie ?

Je me souviens très bien de ma première rencontre avec les Cheikhattes. C’était en 1999, au château de Versailles à Paris. On m’avait proposé de mettre en scène la cérémonie d’ouverture de l’événement « le temps du Maroc ». Dans la salle des Batailles du château, qui fait 110 m de long avec un public varié, marocains et français, j’ai éteint les lumières et j’ai mis une Cheikha à chaque bout de la salle, dans le noir et je leur ai dit « envoyez-moi votre « Aïta ». Ça a donné un frisson à toute l’assistance et ça été le début de mon histoire avec les Cheikhattes, qu’on a retrouvé dans certains rôles de mes films, « Les Chevaux de Dieu » et « Razzia », jusqu’au moment où ce vieux rêve de faire un film qui leur serait complètement consacré, se réalise en rencontrant Nisrin.

  • Nisrin. Vous connaissiez évidemment cette histoire !

Oui Nabil m’a raconté cette histoire au tout début de notre travail sur le film. Nous avons passé tellement de temps ensemble à échanger.

  • Nisrine Erradi. Quel rapport entretenez-vous avec l’univers des Cheikhates ? Vous chantez ?

Non, je n’ai jamais chanté et ça a été plutôt difficile pour moi de chanter pendant le tournage. Mais Nabil a fait appel à trois Cheikhattes des plus connues et des plus intéressantes selon moi, Khadija El Beidaouiya que Dieu ait son âme, elle était présente au tout début des préparations de l’aventure du film « Every body loves Touda ». D’ailleurs, j’ai joué avec sa « Taarija » pendant tout le film. Elle me l’avait offerte », « Siham El Messfiouiya » et « Houda Nachta », qui grâce à elles, j’ai pu incarner Touda dans le film et transmettre fidèlement son message.

  • Pourquoi Nisrine ? en quoi elle est l’interprète idéale ? et que dites-vous de la comparaison de votre travail pour ce rôle de Touda à celui de Bradley Cooper avec Lady Gaga dans « A Star is born » ?

J’ai vu en Nisrin une force, une puissance de jeu phénoménale et c’est ma femme, Maryam Touzani qui me l’avait dit auparavant, quand elle a achevé le tournage de son film « Adam ». Nisrin a un caractère en acier trempé, sans compromis et sans concessions. C’est l’actrice que j’attendais pour lancer ce film. À partir de là, il fallait juste un contrat moral entre Nisrin et moi, afin qu’elle accepte de me donner du temps, un an et demi de sa vie, sans rien faire d’autre, du temps pour se coacher, pour apprendre à chanter, à danser, à parler et à marcher comme les Cheikhattes. Et c’est ce qu’elle a fait, elle m’a dit « je suis avec toi Nabil sur ce film, le temps qu’il faudra, je ne prendrais aucun autre film ». C’est ce travail préparatoire, aussi long et aussi précis qui fait que vous voyez toute cette transformation en Nisrin.

  • Oui, cette force est une étiquette chez Nisrin, mais depuis l’annonce du film, on ressent cette douceur et cette sensibilité que l’on ne voyait pas en elle avant ? 

Ce qui rend Nisrin exceptionnelle, c’est qu’elle est une actrice aux multiples facettes. Elle n’est pas seulement forte ou puissante : elle incarne une sensibilité profonde et une fragilité émouvante, comme on peut le voir dans le film. Elle a cette capacité rare de se glisser dans la peau de n’importe quel personnage, en explorant différentes nuances et approches, toujours avec une authenticité saisissante.

  • Quel directeur est Nabil ?

Le meilleur ! Le meilleur réalisateur avec lequel j’ai travaillé jusque-là. Beaucoup de réalisateurs ne seront pas contents. Je vous avoue que je rêvais de travailler avec lui et je me disais pourquoi il ne m’a jamais sollicité. J’ai fini par comprendre qu’il me réservait un grand rôle comme celui de Touda.

  • C’était difficile d’intégrer l’esprit des Cheikhates dans votre jeu ? Pourtant, on pourrait penser que toutes les Marocaines maîtrisent les codes du Chaâbi…

Nabil Ayouch : Ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Cela demande à une actrice une concentration énorme et une volonté d’incarnation exceptionnelle. Nisrin possède ces qualités, et ce qu’elle a accompli dans ce film est unique. Elle m’a surpris à de nombreuses reprises : elle a su puiser en elle des ressources insoupçonnées, bien au-delà de ce que j’imaginais au départ. À force de travail, nous avons construit un lien et une relation qui allaient au-delà des mots. À un certain moment, les non-dits suffisaient : nous nous comprenions sans avoir besoin de parler.

Nisrin Erradi : Nous sommes effectivement allés très loin dans le travail de direction d’acteurs. C’était difficile pour moi au début, car je connaissais très peu le monde des Cheikhates. Mais tout le travail préparatoire avant le tournage m’a permis de prendre confiance en moi. Grâce à cela, j’ai pu plonger totalement dans le rôle et incarner Touda avec authenticité.

  • Incarner des personnages puissants et nuancés, cela devient votre spécialité ?

Nisrin. J’ai toujours voulu incarner des femmes fortes et puissantes. Grâce à Nabil, jouer Touda m’a résolument permis de tout donner et de tout sortir du plus profond de moi-même.

Nabil. Touda, c’est un rôle qui attendait Nisrin. Il était là, posé dans un coin depuis quelques années. J’y pensais, j’en parlais avec Maryam souvent et j’attendais de trouver mon actrice. C’est vraiment en voyant Nisrin dans « Adam » et en apprenant à la connaitre que je me suis dit « c’est elle, ce sera elle ».

  • Des similitudes avec votre film Whatever Lola Wants, qui explore également la danse au féminin ?

Oui, il y a des similitudes, notamment parce que les deux films intègrent la danse et mettent en lumière des personnages féminins. Cependant, Whatever Lola Wants s’intéresse davantage au lien entre l’Orient et l’Occident à travers la danse orientale. Avec Touda, c’est différent : on plonge dans une année de la vie d’une femme, une année dans la vie de Touda. Le film suit son parcours intérieur, son voyage géographique, et sa quête d’élévation sociale dans une société comme la nôtre. À travers son art, l’Aïta, il aborde des thématiques universelles. En voyageant avec le film, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, j’ai réalisé à quel point le parcours de Touda, cette femme marocaine, résonne avec celui d’autres femmes à travers le monde. Ce chemin vers l’émancipation et la reconnaissance, cette lutte, trouve un écho universel.

  • C’est finalement un film pour la condition de la femme Cheikha marocaine ?

Non. C’est un film qui suit le parcours d’une femme, avec ses rêves, ses espoirs, ses déceptions et avec sa volonté farouche, d’y arriver coûte que coûte pour elle et pour son fils.

  • Vous vous sentez à chaque fois investi d’une mission en faisant des films ?

Nabil. Il y a plutôt un devoir de vérité : dire et exprimer des choses qui me semblent cruciales à entendre, donner un visage à un personnage qui doit être vu et regardé, ouvrir les consciences, ouvrir les âmes sur une manière de voir ces femmes, ces Cheikhattes, dont l’image s’est pervertie avec le temps. Ces femmes sont des artistes, mais aussi des héroïnes qui ont joué un rôle très important au XIXᵉ siècle dans l’histoire de notre pays. Nous avons tendance à l’oublier. Depuis les années 1950 et 1960, avec l’exode rural, elles ont quitté leurs villages pour les grandes villes. Là, elles ont été obligées de chanter et de danser dans des lieux où circulaient l’alcool et l’argent. D’un coup, elles sont passées du statut d’héroïnes à celui de prostituées ou de femmes de mauvaise vie. Cheikha est ainsi devenu une insulte. C’est une injustice majeure. Il est important de se rappeler que s’amuser en écoutant l’Aïta, puis insulter celles qui la chantent le lendemain, est un paradoxe que je ne peux accepter. J’ai eu envie de faire ce film pour dire aux gens : allez-y, écoutez-les, regardez-les pour ce qu’elles sont vraiment. Leur redonner un statut et une dignité, c’est essentiel.

Nisrin Erradi : À travers ce rôle, je voulais vraiment faire passer le message que les Cheikhattes sont de véritables artistes.

  • Quelle Cheikha vous a inspirée pour mieux plonger dans le rôle ?

Nisrin. C’est Khadija ElBidaouiya !

Nabil. Khadija ElBidaouiya, c’est une de nos dernières grandes Cheikhattes que l’on avait en vie jusqu’à présent, elle faisait partie des trois cheikhattes qui ont coaché Nisrin. Elle est morte pendant la préparation du film.

  • Le film traite ce devoir de valoriser la notion de transmission ? 

Tous les arts se perdent s’il n’y a pas de transmission. Aujourd’hui « l’Aïta » ne se transmet plus, à part de rares Cheikhattes que l’on a citées comme El Mesfiouiya qui est dans l’orthodoxie de « l’Aïta » qui connait tous les registres, il y a très peu de Cheikhattes de 25 ou 30 ans d’âge qui continuent à perpétuer cet art. C’est comme nos artisans, nos artistes Maalams, s’il n’y a pas de jeunes générations qui peuvent prendre le flambeau, ça aussi ca va se perdre ce patrimoine culturel immatériel est si important il faut le préserver et le mettre dans les conditions pour le protéger. L’art de « l’Aïta » est un vrai patrimoine.

  • Démocratiser « l’Aïta » au point que le film inspire des jeunes de s’initier à cet art ?

Nisrin. On ne décider pas du jour au lendemain de devenir une Cheikha, ce n’est pas comme dans le film. Il faut avoir un talent, une voix de Cheikha, et une âme de Cheikha.

Nabil. Pour moi si le film permet que l’on change le regard que l’on porte sur les Cheikhattes, ce serait un premier pas.

  • Vous avez effectué une grande tournée dans le monde, le film a-t-il été bien perçu et compris ?

Absolument. J’ai assisté à une projection à Los Angeles et j’ai compris que « Touda » est un personnage qui parle au monde entier, ce n’est pas un film uniquement adressé au public marocain. Des gens à Los Angeles après la projection, m’ont affirmé qu’après avoir vu le film, ils ont compris le monde des Cheikhattes, ils s’en sont plus rapprochés.

  • Une académie de chikhattes en vue, pour poursuivre le travail sur la réhabilitation des Chikhattes au Maroc ?

Nabil. Ce qui est bien dans le cinéma, c’est que les êtres partent et disparaissent mais les films et les personnages restent ! J’espère que le personnage de Touda va rester, va traverser les années qui viennent. En tous les cas c’est un personnage fort, puissant et qui s’impose.

Nisrin. Je me souviens après le tournage, je voyageais beaucoup pour oublier le personnage, le rôle … et j’appelais Nabil pour lui dire que Touda est toujours en moi. J’ai vécu longtemps avec elle et je pense que le film va vivre longtemps avec les gens. Touda n’est pas un personnage que l’on va vite oublier.

  • Les femmes marocaines et arabes en général vont-elles, selon vous reprendre goût à l’Aïta ?

Nabil. On espère que des femmes vont s’en emparer et qu’elles vont y voir ce que j’ai voulu y dire et y raconter.

Nisrin. Lors du festival El Gouna, une femme est venue me voir après la projection pour me dire « Nisrin, je veux te dire que nous sommes toutes Touda »

Entretien réalisé par Ilham Benzakour Knidel

Allée des Oliviers à la Mamounia Marrakech

Captation et montage B-Photographe

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